La Lettre de  PALO ALTO

L'apport de la Systémique paradoxale

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Lettre du 12 juin 2022

 

La double-contrainte ordinaire

 

 

Alice a été embauchée comme responsable-gestion dans le cabinet Kreative-Consultants, basé à Grenoble.

Ce cabinet intervient en coaching d'équipes, accompagnement du changement, ateliers de résolution de problèmes, auprès de PM

 

Luc, patron du cabinet, s'est aperçu des capacités d'Alice après quelques mois et a pensé qu'elle pourrait devenir consultante pour le cabinet. Elle en a été ravie, mais sans être sûre de pourvoir devenir à la hauteur.  Il lui a expliqué les bases du métier : interviews, traitement d'une demande, présentation des offres du cabinet, rédaction d'une proposition, animation d'ateliers d'amélioration.

 

Luc, commercial dynamique, a conquis un nouveau client : cette PME de 50 personnes souhaite faire évoluer son fonctionnement. Luc a vendu un diagnostic préalable avec enquête par questionnaire auprès des 50. Il en a confié la conception à Alice.

 

Ne connaissant pas cette technique, Alice demande à Luc de lui fournir au moins les savoir-faire de base. "Entendu", a répondu Luc. Mais les jours passent et c'est comme s'il ne trouvait pas le temps. Il faut dire que Luc est un consultant-phénomène : passionné, créatif, audacieux, séduisant, il entreprend sans cesse, improvise volontiers, convainc avec un bagout peu commun, cultive un certain amour propre, et bien sûr s'impatiente.

 

Alice a commencé à réfléchir au questionnaire, a conscience d'un enjeu délicat pour cette PME, sent que la proposition est un peu survendue, se confirme qu'elle ne maîtrise pas cette approche.

 

Elle sait bien que Luc ne cesse de courir, elle insiste cependant pour se faire aider, consciente de l'enjeu pour le client. A la 3° fois, Luc s'énerve : 

- Non, je n'aurais pas le temps ; mais, en fait, tu peux très bien y arriver sans moi, c'est pas le bout du monde". 

- Je t'assure que je ne sais pas faire", répond Alice

Luc réplique alors avec une certaine dureté : 

- S'il te plaît, Alice, est-ce que tu peux arrêter de te dévaloriser ! ".

Fin de l'échange.

 

Alice vit mal la situation. Elle est même surprise par son mal être.

 

Elle en parle avec un confrère "systémicien", ce qui fait apparaître les points suivants :

- Si elle conçoit l'enquête et le questionnaire, elle ne fera pas un bon travail. Le client, qui ne s'avère déjà pas très rassuré, risque de casser le contrat.

 

- Si elle veut être aidée par Luc, elle lui prend un temps précieux alors qu'il est en surtension. Elle se demande intuitivement si elle ne risque pas aussi de le mettre un peu en porte à faux comme "tuteur", car il marche plus avec de l'intuition qu'avec des méthodes claires.

 

- Si elle veut clarifier avec lui, elle se heurte à une réplique blessante et affaiblissante, voire disqualifiante : "Cesse de te dévaloriser". 

 

- Si elle se fait aider ailleurs, Luc va s'en rendre compte et peut se fâcher sur le même thème.

 

Elle sent qu'elle rentre dans un tourniquet infernal, déstabilisée, coincée.

 

En théorie, on peut imaginer des issues : elle pourrait prendre du recul, de la hauteur, se détacher, rire de ces absurdités. 

 

Cependant cela s'avère Impossible pour elle dans ce contexte et cela pour 3 raisons (et peut-être 4) :

- elle est câblée "conscience professionnelle"

- elle craint la perte du client

- elle est "consultante" toute récente, vivant une conversion professionnelle, et cela grâce à la chance offerte par Luc. Elle a une haute estime et lui doit beaucoup.

- dans le même temps elle vient de commencer une idylle avec Luc : peur de le décevoir, à tout point de vue.

 

Nous avons là une définition complète de que l'on appelle "Double contrainte" depuis la découverte de Grégory Bateson en 1959.

On se rappelle que ce repérage de Double contrainte expliquait, pour l'école de Palo Alto, l'apparition d'un trouble mental, la schizophrénie...

 

Contrairement aux commentaires fréquents, la double contrainte n'est pas une simple contradiction entre messages. En réalité, il faut 4 conditions complètes :

 

1 - un message "A" : "Attends d'avoir mes indications"

2 - un message opposé "non-A" : "N'attends pas, tu peux le faire seule"  (et de toute façon ne va pas ailleurs")

 

3 - aucun de ces messages ne fonctionne ("Quoique je fasse, ça ne va pas") donc il serait temps de s'expliquer, de clarifier (on peut dire de "méta-communiquer"). Or cela s'avère pire avec des messages destructeurs. On ne peut pas s'en sortir...

 

4 - Pas grave, cependant, si ça nous touche peu, si on se sent indépendant ou détaché, tranquille, sans risque. Or justement la 4° condition est ici remplie : sentiment de dépendre, d'être fortement impliqué, de courir des risques qui touchent la valeur, l'être ou la survie. On a le sentiment qu'on ne peut pas "échapper" à la situation (qu'on ne peut pas sortir du cadre)

 

Et dès lors on devient plus ou moins "patraque". Plus ou moins selon :

- l'intensité de la dépendance

- le niveau des enjeux

- la répétition du phénomène et la vulnérabilité acquise

- la conscience qu'on a ou pas du mécanisme

 

L'exemple peut sembler presque banal et l'on se rend compte que ce phénomène peut se produire aisément dans la vie courante...

 

La découverte du mécanisme de double contrainte a été un évènement scientifique car cela signifiait : "Des désordres mentaux ne viennent pas forcément de la personne. Ces phénomènes peuvent venir tout simplement de la communication, des interactions entre les humains".

 

C'est le principe de base de la systémique paradoxale de Palo Alto : les problèmes humains ne sont pas "dans" les personnes mais "entre" les personnes. Ce qui bien sûr change beaucoup de choses et ouvre un champ d'intervention considérable.